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Souvenir de Nikkō
De tout ce que j’ai vu au Japon, il me revient souvent Nikkō. Tout le temps, même. Je ne sais pas à quoi ça tient, car ce n’est même pas l’endroit le plus extraordinaire qu’il m’ait été donné de voir. C’est peut-être la paix. Peut-être les arbres. La chaleur simple et réelle du foyer auquel je revenais le soir, me libérant du froid glacial dans lequel je trempais à l’extérieur. Peut-être la lumière. Je vais tenter de faire honneur à mes souvenirs. Je vais raconter Nikkō.
Il faut commencer par le début : ce matin pluvieux où je quitte Tokyo. Chance, je vais vers le nord, et les trains qui peuvent m’y emmener partent de la gare d’Asakusa – le quartier où je réside. J’ai acheté un pass me permettant d’utiliser des trains à volonté pendant trois jours, mais lorsque j’arrive pour acheter mon billet, la dame m’explique que les trains express ne sont pas compris dans l’offre. Seulement les trains régionaux. Elle sort un bloc note, et inscrit méticuleusement à l’encre noire le nom des arrêts, et les horaires de mes correspondances. J’ai trois changements. Et le départ est dans 4 minutes. Je cours vers le quai, décidant de faire une confiance aveugle à cette gentille femme en uniforme. Si elle ne m’a pas donné les bonnes informations, je finirai perdue dans la campagne Tokyoïte.
À Tokyo, le réseau de trains et de métro sont mélangés. Ou plutôt, disons que ce sont les trains régionaux qui dans le centre font office de métro. Ils alimentent la métropole, à l’image des veines et des artères qui font pulser le sang d’un corps. Le réseau, dense en son centre, s’élargit, se répand en centaines de petites lignes qui vont dans toutes les villes et régions alentours. Tokyo semble ne jamais finir. J’avais déjà eu cette impression en arrivant de l’aéroport, survolant des hectares de rues et d’immeubles bruns ondulants dans l’aube. Là c’est pareil, à la différence que tout me semble triste, sans charme aucun. Et la monotonie mouillée du ciel n’aide en rien.


Malgré une légère angoisse, je parviens à changer de train sans encombre, et tout se passe comme annoncé par la dame de la gare. Le paysage industriel a laissé place à une campagne dégagée, parsemée de maisons, et on commence à apercevoir des montagnes. Par chance, le soleil s’est invité aussi. Je décide de lever les yeux de mes lectures, et de ne plus m’attacher qu’à observer ce qui défile par delà la vitre. Même les gens à l’empressement poli sur le quai méritent qu’on les prenne en photo.
Mon unique préoccupation quand je débarque à Nikkō est d’aller poser mes affaires au lodge. Il est à une vingtaine de minutes à pied, ce qui ne m’effraie pas vraiment. Je réalise somme toute bien vite que la route monte, que le soleil, finalement, fait bien son travail de soleil, et qu’avec ma polaire et ma doudoune, je vais mourir (de chaud) – je précise que je ne les enlève pas parce que je suis harnachée de toutes parts avec mes 25kg de sacs divers et variés.
Je croise une maison en yakisuki (bois brûlé) à l’intérieur d’une épure assez incroyable, qui détone dans le quartier, aux habitations plus classiques. La nature est encore dans le dénuement humide d’un début de printemps, mais revêt des teintes chaudes, agréables. Tout est paisible. Le lodge est posé en bordure de forêt, ressemblant plus à une grande et vieille maison qu’à une auberge. Son toit est rouge. Un vieil homme souriant et chaleureux m’y accueille, et me propose de faire le check-in dès maintenant. Joie.


Loin de l’esthétique design et soignée des guest houses qu’on voit passer sur Instagram, j’ai l’impression d’être ici chez mes grand-parents. Tout est vieillot et kitsch, l’air sent le feu froid et le renfermé. Pour autant, je trouve à l’ensemble un certain charme. Le carré de soleil qui tombe pile sur l’édredon plié de mon lit finit de me convaincre que je suis au bon endroit.
Plaisir non dissimulé de retirer mes vêtements. J’ai les bras mouillés. Les bras, oui. Pas les dessous des bras, toute la peau des bras. C’était l’étuve dans ma polaire, que je mets à sécher, comme tout le reste de mes vêtements. Désormais fraîche et allégée de mon barda, j’avale un déjeuner rapide et entreprends de partir à la découverte de Nikkō.
La région de Nikkō abrite un grand parc national. Elle est réputée pour sa nature flamboyante et intacte, pour ses lacs, ses onsen et pour ses sanctuaires abrités par les forêts. Il y en a un, justement, à quelques encablures de mon lodge. Le sanctuaire Nikkō Tōshō-gū. Le vieil homme m’interpelle au moment où je m’apprête à sortir : « Passes par la route du haut, pour aller au sanctuaire. Elle est plus jolie, et il y a moins de voitures. ». Je suis son conseil. La route est effectivement bordée de grands arbres, hauts et fins. Nous sommes en Mars, mais certains éclats, et le froid cru qui revient vite à l’ombre, me rappellent les accents de l’automne.


L’arrivée près des sanctuaires (car il y en a plusieurs, et un musée, dans la même zone) me tire de ma rêverie solitaire. Je retrouve le ballet des véhicules, un parking bondé, les va-et-vient des visiteurs au pas lent. Là, sur une grande esplanade, s’étire la queue pour acheter les billets. Mais le monde, curieusement, ne me dérange pas trop. Je rejoins la file indienne qui monte vers la grande porte, impatiente de pénétrer dans ce lieu sacré. Difficile, dès lors, de retranscrire avec exactitude ce qu’on ressent, une fois la porte passée.
La manière dont la lumière se pose sur le rouge des pavillons travaillés. Ce silence feutré qui règne, à peine troublé par le fourmillement des corps qui déambulent. Ces corps qui transportent avec eux une certaine poésie. Les lanternes de pierre, les escaliers, le doré mat des ornements – tout ici semble reposer. Sans doute parce que les cèdres veillent, et étendent leur voile, protecteur et mystique, sur les humbles voeux des hommes.
Car c’est cela qui vous enveloppe, dans le creux de cette forêt. Un sentiment de profonde humilité, qu’aucune grandiloquence ne saurait évincer. Les constructions sont belles, cossues, ciselées, symboliques, mais ce qui vous reste à la fin, c’est l’aura.



Je tire là-bas ma fortune. On peut le faire en plein d’endroits, mais c’est celui-là qui m’appelle. Et je crois aux vibrations. Aux momentum. J’ai évidemment conservé le papier.
Mon passage dans le sanctuaire se termine par la visite du pavillon du Dragon. Une visite guidée (je le comprends trop tard) en japonais, lors de laquelle le guide frappe le plafond avec un bâton en divers endroits, créant parfois des résonances d’une puissance rare. Il explique pourquoi, le petit groupe poussant des ohhh et des ahhh, tandis que moi, je ne comprends rien.
L’après-midi étant déjà un peu avancée, je n’ai pas le temps de visiter autre chose. Je redescends donc tranquillement vers Nikkō, empruntant le charmant pont Shinkyō. Nikkō ne possède pas de centre à proprement parler, si ce n’est la petite place qui se déploie à la sortie de la gare. Le reste de la ville consiste en une longue route qui remonte jusqu’au pont, le long de laquelle se trouvent restaurants et boutiques diverses. On ne peut pas dire que ce soit particulièrement agréable ou joli, mais l’atmosphère de cette fin de journée me rend tout hautement appréciable. J’observe les passants, les détails, les objets d’artisanat dans les vitrines, les montagnes en arrière-plan. Je mange une petite tarte à la crème pâtissière et au chocolat chez Nikko Tart-Ya et c’est une expérience gustative incroyable.

De retour dans mon lodge, je m’installe sur la petite terrasse pour téléphoner. C’est l’heure bleue. Le poêle qui chauffe à l’intérieur empli l’air du dehors de cette odeur de feu de bois que j’aime tant, et je me délecte du froid qui tombe. Je me sens à l’abri de tout.
Dans ce lit mou, sous l’édredon gonflé, j’ai dormi comme un bébé. Ça m’a rappelé le lit de ma grand-mère. Une nuit ressourçante, qui me met d’aplomb pour la journée de visite qui m’attend.
J’ai prévu de monter en bus voir les lacs Yu et Chūzenji. Très vite après la sortie de Nikkō, la route se met à serpenter, quittant la vallée pour les hauteurs. On aperçoit de la neige sur les bas-côtés, les ombres bleutées d’un massif dans le lointain. Lorsque la porte s’ouvre, à Chūzenji, l’air qui s’engouffre dans le bus vide est glacial. Je ne sais pas comment je vais le supporter. Il me reste encore 45 minutes de trajet, qui me promène dans des routes étroites, enfermées entre des rangées d’arbres orangés, et toujours ces plaques de neige translucide, ruisselante, un peu sale. À cette période, le bus ne va pas plus loin que mon terminus du jour : Yumoto.
Une petite bourgade reculée, posée au milieu d’arbres noirs. Le bus repart, et me laisse là, seule. L’atmosphère qui règne ici est étrange. Vide et arrêtée. Pas l’ombre d’un commerce, pas l’ombre d’une vie. À la rigueur une ampoule qui brille derrière un desk de réception. Il n’y a que des hôtels et résidences, qui abritent des onsen. En d’autres saisons, j’imagine que l’endroit s’anime et s’ébroue sur les rives de son lac. Mais présentement, je suis une rescapée qui se réveille dans un trou enneigé sur les hauteurs du Japon, et qui cherche son salut.
Je vais naturellement vers le lac Yu, vu que c’est la raison première de ma présence. Sa surface d’un vert bleuté sombre, mangée par des plaques de glace opalescente, me laisse pantoise. Je marche sur des pontons flottants, les pieds dans la neige. Je croise deux macaques qui me dévisagent, suspendant leur recherche d’herbes sèches. Rencontre plutôt inattendue.


Je pensais faire la promenade du tour du lac, qui m’aurait permis de redescendre jusqu’à une jolie cascade en contrebas. Mais la neige est encore trop épaisse, et le chemin, inaccessible. Il commence à pleuvoir. Je réalise vite que mon programme étant tombé à l’eau, il faut que je le réajuste. Le prochain bus qui peut me ramener à Chūzenji est dans 6 minutes, celui d’après, dans 40 minutes. Je suis à 7 minutes de marche de l’arrêt. Je me lance alors sans réfléchir dans une course effrénée – et désespérée – pour réussir à l’attraper. L’occasion de me rappeler encore une fois mon manque certain de résistance à l’effort. Je peine à courir plus de trente secondes sans que ma gorge ne soit en flammes. Mais je parviens à sauter dans le bus à temps.
Le soulagement m’arrache un sourire. Pour ne pas que ma journée soit entièrement perdue, je décide de descendre bien avant le village de Chūzenji, pour terminer le trajet à pied, sur les rives du lac. La pluie me cueille à la sortie, et c’est la force du primultime (chaque moment qui est à la fois le premier et le dernier) qui me pousse à ne pas changer d’avis. Je n’ai pas de k-way (pensant que le temps serait simplement nuageux) ni de parapluie. Il fait froid. Mais c’est sans doute la première et dernière fois de ma vie que je serai ici, alors pour n’avoir aucun regret, je profite du moment tel qu’il se présente. Même s’il est humide, grisâtre et un peu boueux.


Il me faut un certain temps pour atteindre Chūzenji. Le sentier, épaissit d’une moelleuse et glissante couche de feuilles ambrées, virevolte sous les arbres. Le lac est à ma droite, longue étendue bordée par des collines monochrome. Un décor de crayon à papier. Sur de larges pontons attendent, comme à l’abandon, des pédalos en forme de cygnes. Ils ont quelque chose de déchirant et d’un peu triste. Mais les voir là me les fait imaginer flottants sous le soleil, avec à leur bord des petites têtes brunes d’enfants rigolards.
Je suis glacée lorsque j’arrive enfin au village. Il me pleut dessus depuis plus d’une heure, et le vent, bien que faible, a transpercé depuis longtemps mon pauvre corps. Je trouve refuge dans un restaurant tenu par deux vieilles femmes, un lieu désuet, un peu à l’image de mon lodge. Elles me placent près d’un petit chauffage à gaz, et j’ai la bonne idée de commander un nabeyaki udon – un plat de nouilles servies dans un bouillon, dans une petite marmite en fonte. Difficile de faire plus réconfortant, et plus à propos.

Le bus me ramène à Nikkō par une route différente de celle de l’aller. Vertigineuse et magnifique, on aperçoit par la fenêtre les cinq ou six lacets suivants, aux épingles serrées. La montagnarde que je suis apprécie l’attraction. La ville par temps maussade est, sans surprise, un peu moins attrayante. Flânant près de la gare à la recherche de curiosités, je me laisse tenter par un Nikko Age Yuba Manju – l’argument ultime étant qu’on en trouve qu’ici, à Nikkō. Il s’agit d’un tempura (beignet salé) de pâte de haricot rouge sucrée (LA spécialité japonaise de référence). Dit comme ça, j’en conviens, ce n’est très pas inspirant. Mais je vous assure que c’est l’un des trucs les plus délicieux que j’ai eu l’occasion de goûter là-bas. Un mélange de saveurs et de textures absolument incroyable et inédit. Enthousiasmant.
De retour dans mon lodge, je prends place dans l’un des immenses canapés moelleux. Une télé diffuse CNN dans un coin. Le poêle scintille, m’enroulant dans sa chaleur comme dans une grosse couette. J’écris dans mon carnet de voyage, en mangeant des crackers au miso. Tout est à sa place. Et lorsque qu’en pliant ma jambe, mon seul et unique jean se déchire au genou, je souris. Il aura tenu 210 jours.



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